Terre-Frontière !

Sep 1, 2009 | america

Seul un titre suffisamment bref pouvait en dire assez long. Pas besoin donc de vous faire passer par quatre chemin, quand bien même le voyageur à vélo a souvent la nécessité de se perdre sur ses propres détours : la ville du bout du bord de route, ciudad de Panamá, est enfin là, devant mes yeux ébahis. Quelle allure, quel panache ! Difficile d’y croire pour autant. Ne s’agit-il pas d’une nouvelle désarticulation du réel que les voyages nous imposent pour donner tord à la raison ? Non, les hautes tours de verres et d’acier monolithiques au sommet desquelles s’accroche désespérément un ciel trouble ne laisse aucune place au doute. PANAMA! Je ne suis pas posé sur un petit nuage, je tourbillonne dans l’œil du cyclone, emporté tout entier par une tempête d’émotions. Un vertige presque amoureux qui m’oblige à poser pied à terre pour apaiser les réactions physiologiques de mon corps. PANAMA ! Après l’avoir si souvent évoquée, tant de fois espérée et parfois même priée (!), la matière première de mon imaginaire réalise la synthèse de cet itinéraire central américain.

Depuis un bout de route déjà, je préparais cette “victoire” intérieurement. Les panneaux routiers qui affichaient le compte-à-rebours kilométriques mettaient mes sens en ébullition. A chaque nouvelles indications, alors que la distance se faisait de plus en plus mince, je laissais percevoir une joie impatiente, effrayant les passants, surpris par les cris animaliers de cette drôle de bête. Qu’importe car en certaines occasions il est de bon ton de sortir des sentiers battus de la convenance, peut-être encore plus à vélo.

Panamá n’est pas une ville quelconque. Beaucoup de cyclonautes mettent ici un point final au chapitre consacré à l’Amérique centrale avant de s’en aller plus au sud par voie maritime. Car aussi surprenant que cela puisse être, il n’y aurait pas officiellement de route reliant les deux continents. La “zone”, entre le Panama et la Colombie, classée réserve de la biosphère, est très difficilement franchissable. Elle reste la chasse gardée de différentes forces en présence : narcotraficants, guérilleros, paramilitaires, mafias diverses. Tous se jalousent furieusement ce territoire dénommé bien à propos le Bouchon du Darien, situé à l’extrême sud-ouest du pays et transformé pour l’occasion en un vaste Far-West aussi dense qu’hostile.

Panama n’est donc pas (encore) la terre promise, mais l’aura symbolique de sa situation géographique revêt à mes yeux un caractère presque sacré qui prédit la fin de quelque chose encore difficile à cerner. Mais ne brûlons pas les étapes ! On ne parvient pas à la conclusion d’une histoire sans passer en revue les menus évènements qui en alimentent le récit, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une bycic’lettre ! Retour donc à Escuintla, 2’000 kilomètres plus au nord, où je rédige la précédente news et procure à mon corps le répit du repos.

La ville d’Escuintla n’est résumée dans les guides touristiques que par quelques lignes qui soulignent l’intérêt relatif, voir quasi nul de cette cité marchande. Mais ces guides font souvent preuve d’un manque cruel de justice et de justesse. Ils passent totalement sous silence la richesse humaine des territoires sociaux qu’ils ne peuvent cartographier et qui restent donc invisibles à l’oeil pressé. La pension Rondó, ou je séjourne, n’a peut-être pas la ligne architecturale des superbes cathédrales et monuments post-coloniaux mais son atmosphère est familiale et préservée de l’agitation extérieure. C’est vrai, sa façade jaune est délavée et décrépie. Les chambres n’ont, en guise de mobilier, qu’un lit et une table en bois et la peinture verdâtre est complètement écaillée. La nuit, on entend sous le plafond le passage stressé de petits rongeurs. La cours intérieure, à l’instar des places de village, tient à la fois de zone rencontre et est la source de bien des potins, comme je m’en apercevrais par la suite. C’est vrai enfin que pour y entrer, il faut presque enjamber le corps d’un type à moitié nu qui cuve au soleil depuis plusieurs jours les excès d’une nuit(s) de folie. Mais la pension Rondó, c’est d’abord la présence de voisins comme Monica, Jésus, Don Tine et son épouse. Et ça, ça vaut toutes les étoiles d’un hôtel de luxe. Gracias a vosotros pa’ todos ! Cet arrêt a été synonyme de cordialité, de camaraderie et de partage. C’était instructif, curieux parfois, vivant, génial !

Fin juillet, les soutes bourrées d’énergie positive, je lève donc le mat central et reprend avec vélocité la direction du sud. Mais autant le dire franchement, l’Amérique centrale restera complexe à raconter. De plus, les frontières sont parfois si proches (10 jours pour en franchir trois par exemple) que les couleurs, les sons et les odeurs ont tendance à se ressembler et à se mélanger pour ne former qu’un seul et même tableau, aussi difficile à décrypter que fascinant à contempler. Seul un artiste au coup de pinceau de génie pourrait dépeindre cet univers avec précision et sous ses véritables traits, ce dont je me sens incapable. L’Amérique centrale est une aquarelle qui mélange les styles : le romantisme révolutionnaire de son histoire, l’implacabilité du réalisme au quotidien, le baroque de ses pratiques religieuse, l’expressionnisme déroutant de ses habitants, le surréalisme de certains paysages.

En posant ma roue au Salvador, premier pays après le Guatemala, une sourde appréhension envahit mon esprit. Ce pays de 7 millions d’habitants, deux fois plus petit que la Suisse, détiendrait le triste record du taux d’homicide le plus élevé d’Amérique centrale (du monde, selon les sources…), essentiellement en raison des “activités” de gangs aussi violents que bien organisés. Comparaison n’est pas raison me direz-vous mais imaginons un instant ce que serait notre quotidien si chaque jours 12 meurtres étaient commis pour une région grande comme la Suisse alémanique. Désespérant état de fait aggravé encore par la situation socio-économique d’une population dont la moitié vit en dessous du seuil de pauvreté et 20 % dans l’extrême pauvreté (alors pourtant que 0,3 % accaparent 44 % de la richesse du pays !). Mais ne laissons pas ces statistiques agir comme des ombres sur les lumineuses rencontres que la vie peut réserver. José, guarde-armé d’une zone résidentielle ultra-chic-ultra-sécurisée, me propose un espace de campement à l’insu de ses supérieurs et veille sur mon sommeil, Ernesto en route à vélo pour son travail d’esclave dans les cultures de café parle (à un convaincu) de l’impétueuse nécessité de changement et Denis enfin, jeune médecin en formation, partage un peu de son temps entre études et travail pour échanger sur les voyages, la mucoviscidose et le jeune atteint qu’il connaît. Sa vie, la mienne, la vôtre aussi d’ailleurs, le sens (unique ou inique ?) de l’existence… Oui, c’est vrai, au Salvador (mais pas uniquement) il m’est aussi arrivé parfois d’éprouver la crainte. A tord ou à raison d’ailleurs, parce que le danger se (dé)joue de toutes suppositions. A vélo, il est vrai qu’en cas d’ennui, il n’y a pas d’accélérateur sur lequel appuyer, ni de vitre à remonter. On se présente dans sa plus pure vulnérabilité. Et paradoxalement, cela me conduit sur le chemin d’une plus grande sérénité. Quoiqu’il en soit, le Salvador restera sous bien des aspects l’une des plus forte expérience intérieure et extérieure de ces quatre derniers mois.

S’en suit le Honduras, traversé en 3 jours. Traversé aussi par une crise socio-militaro-politique. Sur ma trajectoire, le coup d’état contre le président élu Zelaya se traduit par quelques graffitis et la présence renforcée de militaires, fumant nonchalamment, appuyés contre les bâtiments officiels. “Qu’il nous rende notre president”, hurlent le peuple. “Qu’ils virent le communiste”, répondent les forces armées. Les dissensions sont plus que palpables et s’enracinent au plus profond de l’histoire du pays. Les guerres civiles, les révolutions et les contre-révolutions sont intimes à beaucoup de pays d’Amérique latine et les questions socio-politiques ne sont jamais très loin au cours des discussions, pour mon plus grand plaisir d’ailleurs. La politique, on aime ou on déteste, elle n’est reste pas moins la matrice de bien des activités humaines.

La prochaine frontière s’ouvre sur le Nicaragua ; terre de volcans, coiffés parfois d’épaisses fumés blanches. Drôle d’illusion, leur structure conique donne la sensation qu’il te tourne autour et non l’inverse. Comme de coutume, la solidarité se manifeste souvent après quelques échanges courtois. Un toit parfois, très souvent des sourires, des encouragements et des salutations le long de la route. Quelques réprimandes de la part de certaines mères, qui s’interrogent sur les soucis que mon goût des grands espaces doit causer à l’une d’entre elles, probablement morte d’inquiétude, à des milliers de km d’ici. Exemple de fraternité sans frontière, la solidarité maternelle est internationale.

La rentrée sur le territoire costa-ricain se passe de commentaire. Plusieurs heures d’attente pour décrocher le précieux sésame et pénétrer dans ce qu’il est convenu d’appeler “La Petite Suisse”. Et pour cause. Le niveau de vie est (bien) supérieur à celui des pays voisins (des coûts qui coupent mon budget journalier par deux !). Les infrastructures sont en très bon état. Le taux d’alphabétisation est élevé et de manière générale le pays semble avoir fait le choix de mener des politiques sociales et publiques important. N’en déplaise aux va-t-en-guerre (à bon entendeur aux dépenses inutiles), le pays ne compte pas d’armée, abolie il y a 60 ans. De plus, le Costa Rica n’a pas connu les épisodes répressifs et/ou totalitaires des pays voisins. Le patrimoine naturel quant à lui a été préservé, ce qui en fait une destination éco-touristique privilégiée. Le Costa Rica est donc pour beaucoup un îlot de quiétude, un oasis de paix.

La trajectoire costa-ricaine sera marquée de rencontres aussi singulières qu’hors de l’ordinaire “route-in”. Kelly et David roulent depuis une dizaine de mois et, ça ne s’invente pas, arrivent tout droit (si l’on peut dire) d’Ushuaia ! Prophétique rencontre car nos compteurs affichent conjointement et à peu de chose près le même nombre de kilomètres parcourus! La ville de Barranca sera notre centre du monde pour une soupe sur le pouce. Savoureux moments qui remettent au goût du jour ma soif de partager la route à plusieurs ! Mais ce n’est pas tout : à croire que tout ce que la Grande Bretagne compte de cyclistes s’est donné rendez-vous sur cette portion de terre… Deux jours plus tard, rebelote avec David, qui revient lui aussi du sud. Et une nouvelle soirée autour, cette fois-ci, du verre(s) de l’amitié ! Thanks for your tips for South America guys, may the wind be at your back ! Et, quand il y en a pour deux, il y en a pour trois : merci à Célestina et son copain, qui ont choisi comme lieu de vacance cette si belle région et en ont profité pour jouer les facteurs suisses. Rapidité et efficacité pour un Courrier de qualité ! Merci Béa !

Enfin, la dernière démarcation : Panama. S’égrènent alors avec une insupportable lenteur les ultimes kilomètres, fondus par un soleil de plomb sur l’échancrure du temps. Et du temps, il y en a dans cette traversée en solitaire. Une solitude toujours présente mais domestiquée désormais, ou plutôt adoptée. Car si le voyage éveille l’esprit au monde, la solitude, elle, conduit à l’ouverture sur soi.

Mais ce serait illusoire de se penser seul maître de cette réussite. Car cette traversée de l’Amérique centrale n’aurait JAMAIS pu aboutir sans le soutien et la présence de beaucoup. Merci pour les messages d’encouragements. Et surtout, merci Michel, ton dernier billet (nous) m’a fait l’effet d’un coup de fouet nécessaire et très à propos ! Tu m’as fait cadeau d’un instrument de navigation vital pour un tel voyage : le courage d’aller de l’avant !

Et la suite, puisqu’il en est forcement question, s’organisera depuis ici, notamment le transfert vers l’Amérique du Sud. D’ici là : vamos a descansar y disfrutar en la Ciudad de Panama !

Pour les intéressés, quelques photos et vidéos sont en ligne sur le site. Bonne rentrée à toutes et tous et portez-vous bien,

Vicente

P.S. : en cadeau, les sites des “bikers” rencontrés : David et Kelly et David

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