C’est une journée calme et claire. Un soleil orange de début de matinée brille fort, brûlant… sans doute de me voir quitter ses terres! Le pont de fer et d’acier a les pieds en béton solidement enfoncés dans les eaux boueuses du fleuve. Solide comme un roc, il a résisté aux pluies diluviennes, aux tempêtes tropicales, au accès de fureur du Rio Suchiate. La travée d’asphalte longue d’à peine 200 m. qui relie le Mexique au Guatemala est fréquentée en ce samedi 11 juillet par quelques voitures, des vélos et de rares piétons. Et un cyclo-touriste avec, en tête, une seule certitude, celle du possible.
Pourtant, les frontières, sous leurs aspects politico-bureaucratiques, n’ont jamais fait naître en moi le respect du à l’institution. En effet, ces limites matérielles tendent de se fondre dans la géographique locale mais elles ne consistent qu’en une ligne imaginaire et souvent mal imaginée d’ailleurs entre deux territoires, entre deux peuples, qui ne diffèrent généralement que par leurs ressemblances. Mais aujourd’hui, la zone de contact a symbole de réussite, de fin mais aussi et, surtout, de renouveau. Au franchissement du pont, je vibre de sentiments aussi opposés que les deux villes qui se font face : le bonheur d’y être, marqué il est vrai, par une légère mélancolie à traverser « el paso » en solo. Ces instants particuliers, électrons libres de l’aventure, devraient être savourés en double, rien que pour en partager l’unicité. Qu’importe, la force de la pensée, alliée à l’excitation du moment, accélère la fréquence de mes pulsations cardiaques à un niveau tel que mon cœur aura battu pour deux en ce jour particulier.
Avant d’aboutir à ce changement d’air(e) géopolitique, un bon milliers de nouvelles bornes kilométriques ont été parcourues. Je vous propose d’en « conter » quelques-unes. J’ai eu beau jeu d’en faire la plus brève retranscription possible, sans doute aurait-il été nécessaire d’en écourter encore certains passages. Mea culpa. Mais ces fragments d’histoire, « extraits » du chemin parcouru, ont, pour moi, un devoir de mémoire. Une « feuille de route » qui permet de trier et d’immortaliser certains souvenirs. Une « vélographique », en somme…
Avouons-le : les pauses de plusieurs jours, quoique bénéfiques au corps, ont pour le cycliste au long cours, une certaine tendance à briser l’équilibre tant nécessaire à la préservation de sa « cyclosphère ». Une fois éloigné de son biotope, il lui faut un certain temps pour se réacclimater à son environnement et être capable à nouveau de faire glisser sa monture en toute sérénité sur le macadam. Les cinq jours passés à San Marcos pour rédiger la précédente news n’auront pas échappé à la règle. Toutefois, l’adage populaire avance, avec justesse, que toute activité suffisamment exercée est acquise pour de bon : « c’est comme le vélo, ça ne se perd jamais, ça »… A peine deux jours plus loin, les craintes et les peurs, aidées en cela par la canicule ambiante, se sont totalement évaporées. Il faut dire que le vélo apaise. Il recèle une énergie bienfaisante, magique presque. La rotation régulière des jambes, alliée au balancement répétitif du haut du corps, la fréquence augmentée de la respiration, la stimulation du pouls, les activités visuelles, auditives et olfactives, toutes essentielles pour maintenir une position stable et préserver la direction : autant d’agitations physiques qui rattachent corps et esprit et font que la pensée, dispersée et agitée, se rassemble et s’élève.
Quittant donc San Marcos seul, – Parker ayant finalement décidé de « rouler sa bosse » ailleurs – la route m’engloutit. J’avale les kilomètres et me délecte de nouveaux panoramas. Un milieu qui a tendance à s’aplanir et devient par « nature » plus coopératif, un « pays-sage » cherchant à faciliter mon avancement. On dirait un tapis vert négligemment jeté au sol et dont les sommets ont été poncés, doucement arrondis, par les mains expertes de la « Madre-Tierra ». Je ne butte que ça et là sur de petites collines qui exigent un bref effort supplémentaire, faisant entrer et sortir l’air de mes poumons-moteurs en coup de vent. Dans ce macrocosme, « vertement » mono-colore il est vrai, ça roule et ça roule bien !
A l’opposé, les personnages rencontrés sont, eux, hauts en couleurs et pleins de reliefs. Ils donnent « coeur » à cette expérience en rythmant la chronologie des évènements et des espaces. Adossés à l’humanité, ils réaménagent et lissent la trame de mon aventure personnelle en la renforçant d’accents émotionnels : Ofélia, Alexandre, Yvan, Monica, Ernesto, tous les employés de stations-essence, des « comedor económico » et autres échoppes. Ces « anonymes » de bord de route, loin d’être des personne de fiction, me poussent tous les jours à aller encore et encore à la fantastique rencontre du réel. Leur soutien se traduit aussi matériellement : une place pour ma « casa de campaña », des bidons d’eau fraîche pour se nettoyer, un déjeuner, quelques fruits, des biscuits, un café ou simplement une chaise pour se reposer. N’y-a-t-il donc pas de mots plus intense qu’un merci pour exprimer sa gratitude ?
La traversée du territoire mexicain aura aussi été marquée par sa campagne… présidentielle ! Moins extravagante qu’aux États-Unis 6 mois plus tôt, elle aura suscité une certaine curiosité de ma part. Beaucoup moins d’intérêt par contre de la part des mexicains, fatigués d’une guerre sans nom contre le narco-traffic (10’000 morts en deux ans !), désabusés par la corruption qui gangrène les institutions, et exsanguent d’une crise économique qui secoue le pays. Une chose paraît claire pour beaucoup d’entre eux, porteurs d’un gène de méfiance à l’égard d’un corps politique mal en point, le « nouvel-ancien » gouvernement, le PRI, ne soulève guère d’espoir. Le Parti Révolutionnaire Institutionnel, dont le nom oxymorique n’a rien de révolutionnaire, prend donc « triomphalement » les rennes du pays, au dam du « grand » perdant, le PAN, Parti d’Action National. Las, ce dernier avait pourtant choisi d’axer sa campagne sur l’enjeu sécuritaire, un thème en vogue, ici comme (d’)ailleurs dans les pays occidentaux. Mais l’humain semble avoir la propension à la contradiction. Une petite dame, le visage ridé comme une vieille pomme et le dos courbé par le poids des années, aura réussi à mes yeux, et sans un tour de main elle, a rangé au placard « cet » épouvantail sécuritaire. Sortant de la banque, un lieu où l’on a tendance à être sur ses gardes, d’autant plus en pays étranger où l’on a de cesse de vous rappeler au danger, cette grand-mère s’approche de moi et me tend d’une main tremblante une carte bancaire. Il faut retirer la pension. « Ne vous laissez pas distraire » … « N’acceptez l’aide de personne … « Vérifiez autour de vous ». Autant de mots d’ordre dans un univers social, nous dit(c)-on, si désordonné… Et c’est pourquoi j’y vois d’abord, un peu honteusement je l’avoue, une espèce d’entourloupe… D’autant plus qu’elle me donne maintenant un petit papier jauni où sont griffonnés cinq numéros. Sur mes gardes, je me résigne donc à effectuer « l’opération » et je rentre les chiffres. Après des bips et des couinements divers, la machine crache l’argent. Une somme. Et le craintif d’interroger : « mais grand-mère… et la sécurité… les numéros secrets… vous faire voler… beaucoup d’argent… pas peur ? ». Sourire en coin, sourcil gauche levé, on répond au couard : « peur de toi, gamin !? » Et de s’en aller tranquillement, soutenant un lourd sac à commission. Drôle d’insécurité… et assurément insécurisant pour…. mes certitudes !
A vélo, il faut savoir que l’on a très souvent tendance à laisser de côté les fardeaux inutiles et pesants. Le temps en fait partie. Mon calendrier se résume donc à 2 jours : le dimanche et tout ce qui n’est pas dimanche. Pour la plupart des familles, on s’entasse alors en petits oignons sur le pont arrière des pick-up pour aller je ne sais où… Au passage, quelques mains s’agitent, on me crie « hey gringos » ! C’est bien dimanche, les énormes trains-routiers et les bus déglingués côtoient ces voitures « familiales » et le trafic s’engorge. Si le temps horaire n’a aucune importance, il en est un autre qui va probablement influencer la suite du périple en Amérique centrale. Car c’est, pourrait-on dire, « officiel » : le coup de sifflet de la nouvelle saison a été donné ! Dans un calme relatif pour commencer. Rien de très spectaculaire. Mais les pronostics sont prometteurs me souffle-t-on et une pluie de résultat est attendue. Une sacrée partie qui se déroule sur une période de quatre mois environ. Si auparavant l’objectif consistait à éviter de rouler aux heures de cuisson (aussi loin que mes souvenirs remontent, la terre ne m’avait jamais semblé aussi proche du soleil), désormais, il s’agit de prêter l’oreille aux signes annonciateurs : des nuages qui enflent, des bourrasques soudaines de vent, des grondements sourds, une aire saturée d’humidité, un crépuscule prématuré. Seul sur la route, le ciel est un compagnon qui me paraît plus vivant que jamais : ses humeurs changeantes témoignent d’une attitude contrastée à mon égard. Mais bienveillant, il me laisse, en principe, quelques minutes pour trouver refuge avant de « tempêter » et démontrer sa force originelle dans un « torrent d’éclairs ». Une fureur qui, paradoxalement, m’apporte souvent la tranquillité intérieure. Zébrés de mille feux, les cieux sont déchainés, éblouissants. C’est le coup de foudre assuré!
De coup de foudre, il en est aussi question sur terre ! La ville de Pochutla, située au fond du « coude », dans la partie sud-ouest du pays, se trouve à mi-chemin entre la dernière halte à San Marcos et la frontière mexicano-guatémaltèque. Idéal pour y faire une pause prolongée. A l’intérieur des terres, la ville de Oaxaca, la capital de l’Etat du même nom. Mais 200 km et plusieurs milliers de mètres de dénivelés m’en séparent. Un gouffre lorsqu’on a des genoux qui n’en font qu’à leur tête ! Depuis quelques temps en effet, il me faut préserver tant que possible mes deux pistons, ceux-ci ayant une étrange tendance à se gripper… Abandonnant quelques effets sur la côte, je file tout de go en bus à Oaxaca sur une route qui serpente sur des pentes serrées. Le retour sans détour à Pochutla se fera une bonne dizaine plus tard. Entre deux, je retrouve les joies d’être à deux puisque Béatrice, ma compagne, a fait un « saut de géante » pour passer ses vacances ici. Deux semaines de bonheur et de relâche. On se laisser vivre à arpenter la succession de lieux magiques offert par cette localité à l’architecture coloniale marquée, qui a réussi le mélange des genre : nature, aventure, culture, nourriture. Oaxaca nous révèle aussi son côté rebelle qui se manifeste et manifeste durant notre séjour en souvenir de la répression de 2006. C’est alors qu’étudiants, professeurs et maitre du pouvoir s’étaient affrontés, au regard des rôles joués par les protagonistes, en une réelle « lutte de classe ». Est née de cette résistance un très vaste mouvement social, l’APPO, ou Assemblée populaire des Peuples de Oaxaca, qui ne cesse de réclamer depuis la reconnaissance des droits des communautés indigènes, l’égalité des sexes, une meilleure représentation politique, l’opposition au néolibéralisme, etc… Autant de justes revendications que le gouvernement a préférées noyer dans le sang d’une féroce répression. ¡ Seguimos en pie ! En tout cas, merci à toi Béa d’avoir rendu possible le partage de ces moments et de ces lieux. J’en suis reparti plus léger, confiant et heureux ! Se vemos !
Fin juin, après ces deux semaines de détente, (he ben oui, « c’est aussi ça un voyage à bicyclette », dirait un compagnon philosophe !), c’est reparti. Enfin à vélo on n’est jamais parti et jamais vraiment arrivé. On se déplace, c’est tout. Les habituelles craintes sont balayées après quelques jours de route. Déguisé en courant d’air, je fonce, vole même, plein sud, coincé entre l’océan Pacifique et la Sierra Madre, aspiré par la promesse de nouvelles découvertes. Au détour d’un carrefour, un comité d’accueil vert-kaki se charge d’informer les conducteurs qu’ils entrent dans le dernier état du Mexique avant la frontière, le Chiapas. En raison des tensions sociales des dernières années, la présence militaire s’affiche et est affichée. Objectif de mission : « pacifier » la région à coup d’intimidation, si nécessaire en terrorisant la population. Pour la première fois, on plonge des mains indiscrètes dans les sacoches, on fouille aussi mon passé et on s’intéresse d’un peu trop prêt à mon avenir. Pour la première fois également, on « s’amuse » à me faire peur. C’est assez réussi, je dois l’avouer. Des regards froids, des questions intimidantes : un check-point militaire reste un check-point militaire,pas de place pour les marioles ici ! On me tourne un peu en ridicule qui, lui, ne tue pas heureusement. « Guerre » sympathique, l’ambiance ! A vos « gardes », prêts… partez ! Je mets les voiles aussi vite que possible.
Heureux de perdre peu à peu le nord alors que se rapproche la frontière, j’en rencontre d’autres qui tentent eux par tous les moyens de mettre la main dessus. Guatemala, Salvador, Honduras, Nicaragua, Panama, ou même Colombie, Pérou, Bolive, etc… Nos destins se croisent sur l’axe Nord-Sud. « El Norte » rime pour eux avec Eldorado. C’est pas une aventure. C’est pas un défi. C’est une expédition sur la lune. Il faut un sacré « savoir-flair ». Mais d’ailleurs, comment rejoint-on « illégalement » les États-Unis ? Petit guide du « parfait » clandestin, par Juan, qui en est à sa troisième tentative : prendre une bus, éviter les contrôles de la police municipale, marcher, éviter les contrôles de la police d’état, faire du stop, éviter les contrôles de la police fédérale, courir, éviter les contrôles de l’armée, changer de bus, être discret aux check-points du bureau de l’immigration, dormir sous les ponts ou dans des hôtels miteux, sortir du bus, marcher encore, contourner à pied les check-point militaires, reprendre un bus, éviter les contrôles, marcher encore, changer une nouvelle fois de bus, ne pas respirer lors des contrôles, ne pas parler lors des contrôles, ne plus exister lors des contrôles. Le contrôle, c’est le filtre antiparasite. Enfin, l’ultime étape : la traversée du désert avec les « coyotes », c’est-à-dire les passeurs, dont les prix dépendent de la situation sécuritaire (encore elle !) et des fluctuations économiques. Dans le désert, à pied, avec en tout et pour tout deux gallons d’eau sur le dos, c’est la roulette « rude ». Et, si la police américaine n’est pas là pour les (ac)cueillir, tout au bout, après les heures de marche, après la faim et la soif, si la Grande Faucheuse a rempli son cota quotidien, alors peut-être…
Ces récits, ainsi que certains aspects propres à l’Amérique latine, bousculent la conscience. A en perdre les pédales. Un voyage à vélo, ça te travaille au « coeur » ! Mais c’est une autre histoire, qui figura peut-être dans une prochaine newsletter…
Pour la suite, la carte routière se plie et se déplie toujours plus vers le sud. C’est, pour l’instant là que s’oriente ma « voie » intérieure. Prochain « gros » objectif : Ciudad de Panamá, terme de la quatrième étape, à 2’000 kilomètres d’ici. En attendant de reprendre le guidon, quelques jours de repos à Escuintla, au centre du Guatemala puis en route pour un chapelet de pays : El Salvador, Honduras (pour autant que la frontière soit ouverte !), Nicaragua, Costa Rica et enfin, Panama.
Comme à l’accoutumé, quelques photos et vidéos sont en lignes. Vous connaissez le chemin…
Des salutations chaudes et tout particulièrement à mes proches-boussoles,
Et bien sûr à tous une bonne suite d’été,
¡ Hasta luego !
Vicente
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